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Lc 23, 28-31 |
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Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi ! Pleurez plutôt sur vous et sur vos enfants ! |
L'apostrophe de Jésus commence par l'ordre catégorique : Ne pleurez pas sur moi ! D'entrée de jeu, il semblerait donc que l'exercice du «chemin de Croix» soit en lui-même une désobéissance à la volonté clairement exprimée de Jésus, du moins s'il se borne à un exercice de compassion !
Disons qu'il demande à être éclairé et mis dans sa juste perspective par une sérieuse prise en compte de cette parole. Cela requiert un certain effort d'analyse.
J'avoue que je n'ai jamais réussi à comprendre comment on a pu en arriver à la formulation devenue classique : «Jésus console les filles de Jérusalem.»
Ce ne serait admissible que si on s'arrêtait aux premiers mots : Ne pleurez pas, qui rappellent en effet ceux que Jésus avait adressés à la veuve dont on enterrait le fils unique (n° 141). Mais, ici, ce Ne pleurez pas est suivi d'un Pleurez ! et Jésus annonce à ces pauvres femmes une catastrophe épouvantable, plus épouvantable encore pour elles du fait qu'elle s'abattra aussi sur leurs enfants ; et sa menace est d'autant plus terrifiante qu'elle ne s'accompagne ni d'une explication quelconque, ni d'aucune indication sur un moyen de l'enrayer ou d'y échapper. En fait de consolation !
A l'opposé, je ne puis me sentir d'accord avec ce prédicateur, qui voyait dans l'apostrophe de Jésus un blâme sévère, comme si ces femmes étaient d'une hypocrisie révoltante.
Il est vrai que Jésus était sans illusion ni complaisance à l'égard de Jérusalem. Il avait pleuré lui-même sur l'aveuglement qui l'empêchait de «reconnaître le temps où elle était visitée» (n° 277). Il avait pu éprouver amèrement son inconstance, sinon son manque de sincérité, puisqu'il avait trouvé en elle, après la «foule» qui l'avait acclamé à son entrée, une autre «foule» qui s'était laissé convaincre quelques jours plus tard (selon la chronologie des Synoptiques) de réclamer sa mise à mort (voir Mc 15, 11-13 et les parallèles). Il avait clairement et durement prédit le sort dramatique qui attendait la ville pécheresse (nos 304-305) et nous retrouvons ici un style tout à fait analogue, avec une citation textuelle d'un texte prophétique (On dira aux montagnes, etc., tiré d'Osée 10, 8) et la même idée, que la bénédiction par excellence qu'est la maternité se retournera alors en source supplémentaire de souffrance.
Mais il me paraît invraisemblable que Jésus ait perçu dans les lamentations faites sur lui un relent désagréable de remords tardif, comme celui de Judas «lorsqu'il vit que Jésus avait été condamné» (Mt 27, 3-4) ; et il est franchement incompatible avec tout ce que nous savons de lui qu'il ait lâché quelque chose qui signifierait : «Trop tard ! Il fallait réfléchir plus tôt ! Maintenant, vous allez voir ce que votre conduite va vous rapporter !» Si, par impossible, il avait voulu se venger en laissant dans la mémoire du «peuple» une flèche empoisonnée de cette sorte, il ne l'aurait certainement pas dirigée contre les femmes : elles étaient à coup sûr les moins responsables de la faute, en même temps que les plus touchées par ses conséquences.
Deux autres passages, ou séries de passages, me semblent montrer le chemin d'une interprétation plus juste.
Je viens de faire allusion à la lamentation de Jésus : «Quel malheur pour celles qui seront enceintes ou jeunes mères en ces jours-là !» (n° 305), exact équivalent en sens inverse de ce qu'il dit ici : Quel bonheur pour les stériles... ! Cela renvoie à toutes les autres déclarations de bonheur ou de malheur. J'ai fait observer à leur propos (nos 11, 138) que l'admiration ou la réprobation pour la conduite morale d'une personne s'y mêle, dans un dosage variable, à la félicitation ou la compassion pour le sort qui lui échoit. Il n'y a donc pas tellement à se demander si Jésus plaint les femmes ou blâme Jérusalem : il fait les deux à la fois. J'ai dit aussi que le péché est ce dont on est à la fois responsable et prisonnier (voir, par exemple, n° 70) ; si c'est vrai du péché strictement personnel, ce l'est plus encore, quoique d'une autre façon, du péché collectif dont on est solidaire, plus ou moins volontairement.
D'autre part, Ne pleurez pas... Pleurez... fait revenir aux oreilles ce que Jésus disait aux disciples qui rentraient d'une mission dans l'euphorie de leur succès : «Ne vous réjouissez pas... Réjouissez vous...» (n° 206). Je remarquais alors que c'était une manière sémitique d'exprimer le comparatif : la seconde cause de joie est encore plus grande que la première, mais celle-ci n'est pas niée pour autant.
A cette double lumière, l'avertissement de Jésus aux filles de Jérusalem se traduirait assez bien : «Vous pleurez sur moi, vous êtes émues du supplice qui m'est infligé ; je veux bien. Mais à condition que cela ne vous fasse pas oublier quelque chose de bien plus douloureux encore : la faute de Jérusalem et le désastre où elle est en train de vous entraîner bon gré mal gré, vous et vos enfants.» Et je ne peux m'empêcher de poursuivre en ajoutant ce que Jésus taisait sans doute par pudeur, mais qui transparaît si bien à travers ses paroles : «Moi, c'est à cela que je pense avant tout, et c'est de cela que je souffre, bien plus que de ce qui m'arrive à moi.»
C'est là la toute dernière parole que Jésus ait adressée au «peuple», donc quasi directement à nous.
Inutile d'insister lourdement sur l'application que nous pouvons nous faire de l'avertissement, soit quand nous «faisons notre chemin de Croix» sous n'importe quelle forme imaginable, soit quand nous continuons, comme nous allons le faire jusqu'au bout, à accueillir en nous l'écho des ultimes paroles sorties de la bouche de Jésus.