Mt 21, 13 |
Mc 11, 17 |
Lc 19, 46 |
Il est écrit: «Ma Maison sera appelée : Maison de prière.» Or vous, vous en faites une «caverne de bandits». |
N'est-il pas écrit : «Ma Maison sera appelée : Maison de prière pour toutes les Nations» ? Or vous, vous en avez fait une «caverne de bandits». |
Il est écrit : «Et elle sera, ma Maison, une maison de prière.» Or vous, vous en avez fait une «caverne de bandits». |
Parvenu à Jérusalem, Jésus va tout droit au Temple. Cela nous paraît naturel, comme pour un pèlerin de Lourdes d'aller tout droit à la grotte. Mais que penserait-on d'un pèlerin qui se précipiterait, à peine arrivé, sur les cierges et la statue pour les jeter par terre ? Or c'est un peu ce que fait Jésus en expulsant véhémentement les modestes, mais indispensables, auxiliaires du culte : marchands d'animaux et changeurs de monnaie...
On ne peut comprendre ses intentions et ses arrière-pensées sans un minimum d'indications historiques qui en esquisseront le contexte.
L'essentiel à savoir est que la religion juive comportait deux aspects relativement tranchés : une religion de la Parole, centrée sur la Torah, et largement imprégnée de l'esprit de «bénédiction» - et une religion des sacrifices, largement orientée vers la fonction d'«expiation». La première n'était liée à aucun lieu, bien que, dans chaque agglomération tant soit peu étoffée, il se fût créé une «synagogue», ou local de rassemblement, où avaient lieu les célébrations de la Parole les plus importantes, celles du sabbat. A l'opposé, le culte des sacrifices n'était plus, comme aux origines, autorisé n'importe où ; un effort séculaire et gigantesque, commencé à l'époque de Josias (VIIe siècle) et exprimé sous forme de commandement dans le Deutéronome, avait peu à peu imposé le principe d'un sanctuaire unique, celui de Jérusalem ; en dehors de là, tout sacrifice était assimilé à un acte d'idolâtrie.
Par rapport à ce schéma d'ensemble, comment se révèle donc à nous la religion de Jésus ?
On l'a vu, dans son village de Nazareth ou à Capharnaüm, commencer son ministère au coeur de la liturgie synagogale (nos 6, 9, 10). Son «Discours sapientiel» lui-même est présenté par Matthieu comme une sorte d'homélie à partir de textes de la Loi mosaïque (nos 16-32). Il est donc certain qu'il a voulu entrer dans cette forme de culte, fût-ce pour la rénover. Paul ne fera que l'imiter en agissant de même partout où il débarquera au cours de ses tournées missionnaires (Ac 13, 5 ; 13, 14-16 ; 14, 1 ; 16, 13, etc.).
Il faut certainement voir là bien plus qu'une astuce pour trouver un auditoire tout constitué, ou une tactique pour capter la bienveillance ; c'était un acte de respect et d'adhésion. La Parole de Dieu méritait, non seulement d'être écoutée et méditée jusqu'en son moindre iota (n° 17), non seulement (pour des Juifs) d'être «pratiquée» jusqu'en ses «plus petits commandements» (n° 18), mais d'être aimée et célébrée comme le Don par excellence.
Cela vu, on échappe difficilement au sentiment que les Evangélistes ont volontairement dépeint l'entrée de Jésus au Temple en contraste aussi violent que possible avec son entrée dans les synagogues. Que voulaient-ils donner à penser ? Que, contrairement à la religion de la Parole, la religion des sacrifices était condamnée par Jésus ? Serait-ce un aspect du grand tournant qu'il désirait faire prendre à Israël ?
Ce serait s'avancer nettement trop loin que de l'affirmer. Certes, cela expliquerait fort bien pourquoi il tenait tant à «monter à Jérusalem» et pourquoi il s'attendait à un heurt si dur, et si dangereux pour lui, avec les grands prêtres. Mais on est en droit de penser plutôt qu'il ne visait, à l'origine, qu'une conversion morale qui rendrait au culte des sacrifices sa crédibilité, dans la ligne du psalmiste : «Ce que je dois offrir à Dieu, c'est la contrition de mon coeur... Alors, tu accepteras les sacrifices des justes...» (Ps 50, 19.21).
La question est assez importante, historiquement et spirituellement parlant, pour inviter à scruter de très près le court verset de nos trois Evangiles transcrit ci-dessus, dont on ne devine peut-être pas d'emblée l'extraordinaire densité.
Il faut commencer par avouer loyalement que le déroulement exact des faits nous échappe, encore plus que pour l'entrée processionnelle de Jésus monté sur un ânon.
Jean situe l'épisode presque au début de son Evangile (Jn 2, 13-17). Je ne pense pas qu'on puisse en conclure grand-chose ; car il n'est pas du tout évident qu'il ait voulu marquer une succession chronologique par l'ordre dans lequel il raconte les divers épisodes qu'il a retenus. Dans le récit même de l'incident, il donne, comme souvent, plus de détails concrets que les Synoptiques ; il est le seul, par exemple, à parler de ce «fouet de cordes» qui tient une telle place dans notre mémoire collective et qui est pour une si grande part dans la représentation que nous nous faisons de Jésus explosant d'une sainte colère - même si ce fameux fouet était seulement destiné à chasser les animaux et à balayer les comptoirs des changeurs ! Jean lui-même commente l'événement, à l'aide d'un verset de Psaume, en y voyant uniquement le signe du «zèle» qui animait Jésus pour la Maison du Seigneur.
Cette impression, gravée dans notre souvenir, n'est pas démentie ouvertement par Matthieu et Luc, qui rattachent la scène au premier contact de Jésus avec le Temple. Mais elle est au moins mise en question quand on suit le récit de Marc. D'après lui, la première fois qu'il entre au Temple, Jésus ne fait que «regarder autour de lui», en silence ; et il prend toute une après-midi pour cela (Mc 11, 11) ! C'est profondément impressionnant quand on pense qu'il venait d'arriver au but de toute sa «montée». Et, quand il revient le lendemain après avoir passé la nuit sur ses premières impressions, l'attitude qu'il prend n'apparaît plus comme une réaction un peu brutale sous le choc d'un spectacle inattendu, mais comme une prise de position mûrement délibérée.
J'ai peine à croire que Marc ait présenté les choses ainsi simplement parce qu'il voulait compléter le cadre chronologique de la semaine, jour par jour. Ni que, guidé par les souvenirs de Pierre, il ait ajouté ce trait par pur scrupule d'exactitude matérielle. De toute façon, je me sens autorisé à écouter, dans la parole qu'il prête à Jésus en un tel contexte, tout autre chose qu'un éclat involontaire, motivé par des abus de sacristie.
Dans le quatrième Evangile, Jésus dit : «Ne faites pas de la Maison de mon Père un bâtiment commercial». C'est parfaitement clair. Et cela évoque la prophétie : «Il n'y aura plus de marchand dans la Maison du Seigneur» (Za 14, 21). Aussi est-on naturellement incliné à comprendre la caverne de bandits des Synoptiques comme un équivalent du «bâtiment commercial» de Jean. Un équivalent plus énergique, certes ; excessif, même ; mais les invectives le sont volontiers, surtout en Orient. Et il y a une excuse supplémentaire, qui ne demande pas une bien grande science pour être découverte : l'expression est une citation de Jérémie (Jr 7, 11).
Or, si on relit le ch. 7 de Jérémie, on s'aperçoit avec stupeur (je parle là pour moi-même, qui ai mis des années avant de faire cette expérience si simple) que le sens n'est pas du tout celui-là !
On aurait pu s'en douter, à vrai dire ; car la caverne n'est pas le lieu où les bandits se livrent à leurs activités malhonnêtes ; elle est bien plutôt le lieu où ils se mettent ensuite en sécurité ! Et c'est bien ainsi que l'entend Jérémie. Il s'en prend aux gens qui ont dans la vie sociale une conduite immorale, qui se livrent même à des pratiques idolâtriques, et qui croient trouver ensuite un paravent ou un refuge dans les rites accomplis au Temple.
En prenant la suite de Jérémie, Jésus entre donc dans une critique de fond de la mentalité religieuse de ses contemporains. Il en dénonce le caractère proprement superstitieux. Leur religion consiste en pratiques, en rites, et ils croient que ceux-ci suffisent à mettre Dieu de leur côté. Cela, sur le plan individuel. Et, sur le plan national, la présence sacrée du Temple leur apparaît comme une protection infaillible par elle-même, qui les dispenserait d'implorer la bienveillance divine par une politique pénétrée de l'esprit de l'Alliance. Autrement dit, ils isolent leur relation religieuse avec Dieu, la coupent de tout lien avec leur conduite, tant morale que politique, et lui attribuent une sorte de valeur magique. C'est là une critique extrêmement grave, et on comprend la réaction des grands prêtres, identique d'ailleurs à celle qu'avait suscitée Jérémie dans le clergé de son temps.
Mais le parallèle ne s'arrête pas là. Jérémie s'acharnait, dans le chapitre même que cite ici Jésus, à démontrer que Dieu ne s'embarrasserait pas de scrupules, sous prétexte que le Temple était sacré, pour le vouer à la destruction ; il l'avait montré jadis pour Silo ; il recommencerait aussi bien pour Sion. Tous les Juifs connaissaient cela par coeur. En réactualisant les critiques de Jérémie, Jésus réactualisait donc aussi, quoique de façon encore voilée, les menaces du Prophète : faute de conversion, le Temple sera condamné, et avec lui le culte qui lui est désormais comme identifié.
Ainsi les premiers mots de Jésus à Jérusalem annoncent-ils directement les derniers : la prédiction de la ruine du Temple.
Mais Jésus ne se borne pas à critiquer, à la suite de Jérémie. Il veut montrer un chemin positif, et pour cela il cite un autre livre, celui d'Isaïe : Ma maison sera appelée : Maison de prière pour toutes les Nations (Is 56, 7).
Je donne la citation sous la forme plus complète qu'elle a chez Marc. Car, autrement, l'accent se porte tout entier sur la notion de prière. Certes, c'est une notion importante, et qui crée une opposition intéressante, non seulement avec le «commerce» dont Jésus parle chez Jean, mais avec la boucherie assez effroyable des rites de sacrifice, même pratiqués dans un esprit de religion authentique. Pourtant ce n'est pas là ce qui est au coeur du passage d'Isaïe allégué par Jésus. Comme pour celui de Jérémie, il vaut la peine de le relire en lui-même, puis de se demander s'il ne jetterait pas par hasard une lumière sur la pensée de Jésus.
Ce qu'on y trouve, c'est un des oracles les plus universalistes de toute la Bible. Il commence, de façon très semblable au message de Jésus (voir n° 4), par annoncer : «Mon salut est sur le point d'arriver.» Puis il en donne comme signe que désormais ni les eunuques, ni les étrangers ne seront plus exclus du culte et du Temple, pourvu qu'ils «se tiennent dans l'Alliance» (et, il est juste de l'ajouter, qu'ils «gardent les sabbats»).
Cela marque une véritable révolution de pensée par rapport à certains oracles plus anciens, comme par exemple la grande vision du Temple futur chez Ezéchiel (Ez 44, 7-9). Une révolution que les Juifs du Ier siècle étaient très loin d'avoir assimilée : les Actes des Apôtres raconteront comment Paul, «monté à Jérusalem» lui aussi, et venu lui aussi dans le Temple, faillit être écharpé par une foule en furie qui hurlait : «Il a même amené des Grecs dans le Temple !» (Ac 21, 27-30).
On sait assez combien Jésus était ennemi de tout racisme (voir, par exemple, n° 207). Nul ne saurait aller plus loin que lui sur ce point quand il commande : «Aimez vos ennemis» (n° 29). On imagine donc sans peine quels sentiments il devait éprouver en constatant, dans la Maison même du Père commun de tous les hommes, les exclusives portées contre certaines catégories, notamment les étrangers. Il ne formule pas, ici, de critique explicite ; mais la critique se dégage d'elle-même de l'idéal qu'il rappelle et qui est complètement bafoué dans les faits.
Dans cette perspective, l'allusion à la prière prend une nouvelle dimension. Elle n'est pas seulement ce qui vaut mieux que les sacrifices ; elle est ce en quoi peuvent s'unir tous les hommes, même ceux qui, n'étant pas juifs, n'ont pas à se conformer aux prescriptions rituelles de l'Alliance mosaïque.
Existe-t-il un lien de nature entre les trois éléments que je viens d'analyser et contre lesquels, selon moi, Jésus s'insurge : le mercantilisme, la superstition et le racisme ? Je laisse aux philosophes de la société le soin d'y réfléchir.
Ce lien, s'il existe, n'est en tout cas pas évident dans nos Evangiles, et on me dira peut-être que je vais chercher beaucoup trop loin. J'en conviendrais volontiers si l'unique verset que j'essaye d'écouter n'était que la sténographie d'une exclamation échappée à Jésus. Mais alors le reproche de gonfler démesurément l'incident retomberait sur Marc et Luc ; en effet, ils y enchaînent directement, comme une conséquence immédiate, la décision prise par les grands prêtres de «faire périr» Jésus. Cela se comprend tout de même difficilement si l'attaque de celui-ci n'avait visé que les comparses du culte. Il me paraît beaucoup plus vraisemblable de voir dans notre bref passage un résumé de toute l'offensive menée par Jésus à Jérusalem, en parallèle avec le résumé analogue donné en tête de son ministère galiléen (n° 4).
Et alors, derrière l'aspect critique de cette offensive (où d'ailleurs, avec un extrême respect pour des personnes consacrées, il s'abstient tout du long d'épingler nommément les grands prêtres), se devine par contraste le programme qu'il était venu proposer au Peuple et à ses responsables. Reprenons les trois points.
L'attaque contre les «marchands du Temple» s'élargit en appel à une religion (et à une politique !) libérées de l'envahissement des intérêts matériels.
Le rappel des invectives de Jérémie contre la superstition, qui transforme le Temple en caverne de bandits, débouche sur une relativisation énergique (à tout le moins) du culte sacrificiel et de tout l'édifice rituel de l'Alliance. Il amène tout près de la solennelle affirmation de Jésus chez Jean, selon laquelle «l'heure vient» où on «adorera le Père», non plus dans un lieu donné, fût-ce Jérusalem, mais «en esprit et en vérité» (Jn 4, 21-23). Sans compter l'exigence, en contrepartie, de l'instauration d'une véritable justice sociale.
Enfin le rappel de la prophétie sur le Temple devenu Maison de prière pour toutes les Nations équivaut à déclarer qu'il est urgent pour Israël d'accepter enfin sa vocation universelle, d'abolir les mesures de protection et de repliement qui lui avaient été nécessaires pendant des siècles, de faire un saut périlleux hors de toutes les frontières, religieuses et culturelles, géographiques et politiques.
Tyrannie de l'argent, formalisme religieux se substituant aux exigences de la vie fraternelle, nationalisme raciste. Trois verrous à faire sauter pour que «le salut», qui, d'après Isaïe, «est sur le point d'arriver» (Is 56, 1), arrive réellement, pour que le «Règne de Dieu» qui, d'après Jésus, «est arrivé tout près» (Mc 1, 15), débouche enfin pour de bon sur notre terre.
C'était à la «maison d'Israël» que Jésus demandait de faire sauter ces verrous, et en elle-même pour commencer. Ses chefs du moment s'y refusèrent. C'est le drame le plus grave de tous les temps.
Oserons-nous dire que nous avons su faire mieux depuis ?