277. Tu n'as pas reconnu le temps où tu étais visitée

(à Jérusalem personnifiée)



 

 

Lc 19, 42-44

 

 

Si [seulement] tu avais [re]connu en ce jour, toi aussi, le chemin de la paix ! Mais non : c'est resté caché à tes yeux.
[Je t'annonce donc] qu'il viendra sur toi des jours [où] tes ennemis disposeront des retranchements contre toi, et t'encercleront et t'enserreront de toutes parts, et te raseront, avec tes enfants en toi ; et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre, pour prix de ce que tu n'as pas [re]connu le temps de la Visite qui t'était faite.




Ainsi, ce que les hommes de Jérusalem n'auront pas chanté dans la joie, ses pierres renversées le «crieront» par leur désolation, à savoir que Jésus était, très spécialement pour elle, «Celui-qui-vient», et que sa «venue» était une visite, la Visite par excellence.

Ce dernier substantif ne se trouve pas ailleurs dans les Evangiles, mais le cantique de Zacharie (le père de Jean le Baptiste) disait à deux reprises que le peuple était ou serait visité : par «le Dieu d'Israël» (Lc 1, 68), et par «le soleil levant qui vient d'en haut» (Lc 1, 78), c'est-à-dire, d'après le contexte, par Jésus. Nouvelle invitation à lire les événements simultanément sur deux plans : en même temps que Jésus, ou plutôt en Jésus, Dieu lui-même visitait Jérusalem.

Or qui dit visite dit quelque chose de limité dans le temps. Si l'on ne saisit pas l'occasion, elle s'échappe. De même que ceux qui ne se rendent pas au festin au moment où «c'est prêt» sont remplacés par d'autres et perdent une fois pour toutes le bénéfice de l'invitation (n° 239), de même ceux qui n'auront pas accueilli le visiteur au moment où il se présentait ne le verront plus «venir» à eux - du moins avec le même visage...

Car il reviendra tout de même ; mais ce sera terrible ! Après le jour de la visite ignorée, il viendra des jours d'une tout autre nature. Le chemin de la paix une fois manqué, ce seront les horreurs de la guerre qui encercleront Jérusalem de toutes parts et ne lui permettront plus, cette fois, de passer à côté.

Déjà dans les temps anciens, quand Dieu annonçait par ses prophètes qu'il allait visiter son peuple, c'était tantôt la promesse d'une faveur (par exemple Gn 50, 24-25, dans la traduction grecque, et c'est là-dessus que se termine le livre de la Genèse), tantôt une menace de châtiment (par exemple Jr 6, 15, toujours dans la Bible grecque). Nous voyons maintenant que les deux choses s'enchaînent avec une sorte de logique redoutable.

Face au Visiteur d'en haut, la responsabilité première des hommes est de le reconnaître. En trois versets, Jésus revient deux fois sur cette notion, donnant ainsi une nouvelle forme, plus précise, à son ancien reproche de «ne pas discerner les signes des temps» (n° 172). Par là, il diagnostique la source du péché de «Jérusalem» avec un superbe mélange de bienveillance et de fermeté.

En effet, si l'on ne commence pas par reconnaître Dieu dans ce qui arrive, et surtout dans «ceux qui viennent» de sa part, on ne peut ni faire acte de confiance envers lui (n° 63), ni danser à la musique qu'il joue (n° 112), ni se convertir à son appel (nos 113, 135), ni se laisser inviter et rassembler par lui (nos 236, 240). C'est là le refrain quasiment constant des Prophètes, depuis les premiers versets du Livre d'Isaïe : «Un boeuf reconnaît son propriétaire et un âne la mangeoire chez son maître ; Israël ne reconnaît pas...» (Is 1, 3). Et l'exemple de Jérémie, entre autres, montre comment, par un enchaînement tragique, la non-reconnaissance de Dieu en son envoyé conduit à désirer la mort de celui-ci, voire à le tuer réellement (Jr 11, 19, 38, 1-6).

Mais le fait de ne pas reconnaître est à double face. Si parfois il comporte déjà une dimension de péché, il est parfois si peu volontaire qu'il constitue au contraire une excuse au péché ! Nous verrons Jésus, au moment où on le clouait en croix, l'invoquer dans ce sens (n° 351).

Ici, on ne peut qu'être frappé par l'absence de tout blâme dans la bouche de Jésus. Lui qui était capable de se montrer si cinglant envers les mauvais maîtres et ceux qui sont «cause de chute» pour leur prochain (voir notamment n° 195), il n'a jamais un mot de condamnation pour ceux qui, du côté des autorités juives, sont cause de son rejet et de son malheur à lui. Et, bien loin de maudire Jérusalem, pourtant «tueuse de prophètes» (n° 236), il ne fait que pleurer sur son sort (Lc 19, 41, et voir ci-dessous n° 350). Cela sous-entend que, même coupable en actes, elle ne l'a été que par la faute des chefs indignes qui l'ont abusée - et l'on retrouve là encore un thème bien connu des Prophètes (voir, par exemple, Jr 23, Ez 34).

Cette attitude de Jésus à l'égard du Peuple d'Israël, si noble et si saisissante, est probablement un des exemples qui ont été le plus mal suivis à travers les siècles par ceux qui se disent ses disciples. Sans prétendre faire la leçon à qui que ce soit, je voudrais dire brièvement de quelles indications cet exemple me paraît porteur pour nous aujourd'hui.

Certaines personnes ou certains groupes reconnaissent plus facilement la visite de Dieu quand elle s'accompagne de joie, comme lors de la petite kermesse improvisée de l'entrée de Jésus à Jérusalem. Pour certains autres, elle est beaucoup plus évidente quand elle se présente sous le jour d'un terrible châtiment. Je pense qu'on peut dire que ce second cas est celui des Juifs en général, et qu'ils réagissent massivement par l'aveu a posteriori de leur péché collectif. On voit cela s'esquisser déjà dans le Livre des Juges (par exemple, Jg 10, 9-15). Cela devient plus marqué encore après la destruction de Jérusalem et du Temple par Nabuchodonosor en 587 av. J.-C.. (voir Esd 9, Neh 9, ou, dans la Bible grecque, Ba 1, Est 4). Et c'est resté une des constantes de la prière des Juifs exilés, après les catastrophes de 70 et de 135. Il devrait être clair pour tout le monde qu'ils n'ont plus rien à apprendre sur les visites tragiques de Dieu, ni sur la manière de les accueillir ! Les enfoncer encore dans l'humiliation, comme on s'est acharné à le faire, ne peut que contribuer à immobiliser leur pensée.

Ceux qui croient en la parole de Jésus devraient au contraire, me semble-t-il, prendre à coeur de les aider à avancer d'un pas dans leur propre ligne, en leur tenant un langage du genre de celui-ci : «Puisque vous êtes les premiers à confesser que vous vous êtes mal conduits envers votre Seigneur, ne serait-il pas sage de votre part de chercher à vous préciser à vous-mêmes quel fut le moment crucial de ce péché passé, quel est par conséquent le point sur lequel vous auriez aujourd'hui à prendre le contre-pied ? Ne serait-ce pas par hasard de n'avoir pas reconnu en son temps cette autre visite, pacifique celle-là, que le Seigneur vous avait faite en vous envoyant un roi humble, monté sur un ânon ?»

Mais un tel discours n'est tolérable que s'il est lui-même d'une insoupçonnable humilité. Le temps de la visite de Dieu à Israël en la personne de Jésus est définitivement passé. Mais il n'est pas trop tard pour nous prêter, nous, à Dieu comme véhicule pour une nouvelle visite, ou une série de visites, aussi longue qu'il le faudra, qui soit un nouveau chemin vers la paix. Peut-être a-t-il seulement «besoin d'un ânon»...

Et puis, Dieu nous visite, nous aussi. De multiples manières.

Je retiendrai de la grande lamentation de Jésus que l'un des indices de la visite de Dieu (et je n'hésiterai pas à dire qu'à mon avis c'est le plus important et, heureusement, le plus clair) est qu'elle montre un chemin vers la paix.

Sur le coup, on n'est jamais tout à fait sûr de ne pas se tromper ; et l'histoire montre que les faux personnages messianiques ont pullulé, comme ce Bar-Kokheba dont j'ai rappelé ailleurs l'aventure tragique (n° 253).

Mais, quand un chemin, emprunté avec la prudence voulue, se révèle, à l'expérience, être celui de la paix, on n'a plus à douter. Seulement à rendre grâces : c'était bien Dieu qui était venu nous visiter pour nous indiquer ce chemin-là.