Mt 21, 2-3 |
Mc 11, 2-3 |
Lc 19, 30-31 |
Allez dans le village qui est en face de vous. Et alors vous trouverez une ânesse à l'attache, et un ânon avec elle ; détachez-la et conduisez-la-moi. |
Allez-vous-en vers le village qui est en face de vous. Et alors, en entrant, vous trouverez un ânon à l'attache, que jamais encore homme n'a monté ; détachez-le et amenez-le-moi. |
Allez-vous-en dans le village d'en face. A l'entrée, vous y trouverez un ânon à l'attache, que jamais encore homme n'a monté ; détachez-le et conduisez-le [ici]. |
Et, si quelqu'un vous dit quelque chose, vous direz : «Le maître en a besoin ; mais il les renverra aussitôt.» |
Et, si quelqu'un vous dit : «Qu'est-ce que vous faites là ?» dites : «Le maître en a besoin ; et après, il le renvoie ici.» |
Et, si quelqu'un demande : «Pourquoi [le] détachez-vous ?» vous direz ceci : «Le maître en a besoin.» |
Il y a des jeux de mots qui ouvrent comme une échappée sur le sens profond des réalités. Je ne puis m'empêcher d'entendre quelque chose de ce genre dans la phrase que Jésus ordonne à ses disciples de prononcer. En effet, le mot ho kurios y est susceptible de deux sens : celui qui le rapporte à Jésus et celui qui le rapporte à Dieu, et je ne me résous à sacrifier aucun des deux.
Certes, Jésus ne se désigne jamais ainsi lui-même. Mais, pour ses disciples, il est bien ho kurios, le maître ; ils l'appellent souvent de ce nom ; il est naturel qu'ils emploient le même nom pour parler de lui à des tiers ; et il est non moins naturel que Jésus adopte leur vocabulaire lorsqu'il leur dicte ce qu'ils auront à déclarer pour expliquer leur conduite.
Cette interprétation au niveau naïvement humain est sûrement présente dans nos trois textes. Matthieu et Marc l'imposent presque, en rapportant, de la part du kurios en question, la promesse de renvoyer la bête aussitôt. Luc, plus subtilement, la suggère en s'arrangeant dans le récit pour désigner aussi du même vocable de kurioi les «maîtres» de l'ânon (Lc 19, 33).
Cependant, comment ne pas sentir en même temps autre chose dans ces mots : Le maître en a besoin ? Comment ne pas penser au Maître, ou Seigneur, avec une immense majuscule, que Dieu était devenu dans le langage le plus usuel des Juifs (Adonai) ? Si c'était seulement Jésus qui avait eu besoin d'une monture, était-ce un argument d'un poids suffisant pour justifier un comportement pour le moins sans-gêne ? Aurait-il suffi pour décider le propriétaire de l'animal à le lâcher ? Peut-être, après tout, si cet homme connaissait Jésus, ne fût-ce que par ouï-dire... Mais combien plus forte et plus convaincante est la raison alléguée si elle signifie que l'oeuvre du «Seigneur» Dieu est en jeu et que c'est pour l'accomplir qu'on vient réclamer l'humble service de prêter un ânon pour quelques moments !
En tout cas, déchiffrés après coup par la foi des disciples, les faits se révélèrent à eux comme l'accomplissement de ce qui «était écrit» (à savoir dans le Livre de Zacharie, 9, 9) : «Pousse des acclamations, fille de Jérusalem : voici que ton roi vient à toi... humble, monté sur un ânon.» C'est bien Dieu qui avait tout mené : à travers Jésus, qui en était certainement conscient, et à travers eux-mêmes, qui «avaient fait tout cela» sans en mesurer la portée (Jn 12, 16). Voilà ce qui me fait dire que cette sorte de jeu sur le double contenu du mot kurios est pour nous comme une ouverture sur le sens profond des événements.
Ce n'est pas vrai seulement de cette entrée à Jérusalem par laquelle Jésus donnait à entendre qu'il s'identifiait au «roi humble» de Zacharie. Le même éclairage s'étend à ce qui va suivre : tout ce que Jésus fera et subira pourra être compris comme fait et subi, plus profondément, par Dieu lui-même.
Il est plus utile que jamais de se pénétrer de cette pensée à l'entrée de la grande Semaine.
Une telle vision des choses amène à réfléchir sur le second élément de la petite phrase : Le maître en a besoin.
Que Jésus ait besoin de l'ânon, c'est déjà une affirmation qui n'est pas tellement évidente. Il vient de parcourir une longue route à pied. Il ne lui reste plus que quelques pas à faire. Si, à ce moment-là, il s'avisait subitement qu'il ne peut continuer et achever de la même façon, soit pour un motif pratique, soit pour un motif social, cela ne saurait guère être pris au sérieux. Quant à donner une apparence symbolique à son entrée dans la capitale, c'est une idée dont on comprend tout l'intérêt ; mais est-ce un besoin ?
Que dire alors, si on applique la phrase à Dieu ? Le Maître de l'univers, avoir besoin d'un ânon ! Ne vaut-il pas mieux renoncer à écouter la phrase à ce niveau ?
C'est vrai, la notion de besoin ne saurait être attribuée à Dieu sans se voir remaniée dans toutes ses fibres. Mais il ne faudrait pas oublier, d'une part, qu'il en va de même de toutes nos notions, sans exception, et, d'autre part, que le remaniement ne leur fait rien perdre de substantiel, tout au contraire. Un besoin, en Dieu, n'est pas un quasi-besoin. C'est en nous, bien plutôt, que tout est «quasi», par comparaison avec Dieu !
Le Maître en a besoin, avec un M majuscule, peut donc bien être entendu, non seulement comme un argument sans réplique dans la circonstance où Jésus l'allègue, mais comme une invitation à méditer en général sur les besoins de Dieu. Par exemple, pour rester dans la ligne où nous oriente l'entrée à Jérusalem, Dieu avait-il besoin de la Croix de Jésus ?
Je ne me lancerai pas dans un sujet aussi vaste. Mais, en pensant à notre brave ânon, il me vient à l'esprit ceci. Quand j'aime quelqu'un et que je veux par conséquent respecter ce qu'il porte en lui, ses besoins deviennent les miens ; ce dont il ne peut se passer s'impose, à moi aussi, comme indispensable. Or l'homme, pour fonctionner humainement, c'est-à-dire intelligemment et librement, a besoin de signes. Dieu en a donc besoin aussi, exactement dans la même mesure. L'ânon, à cause de la prophétie de Zacharie, était un tel signe.
Et voilà encore une clé de lecture pour le récit de la grande Semaine. L'accomplissement des prophéties y jouera un rôle encore bien plus considérable que dans le reste de la vie de Jésus. Il pourrait sembler que la liberté de Dieu en soit diminuée d'autant ; nous savons quel sens désolant nous avons tendance à donner à l'expression : «C'était écrit». Peut-être la notion de besoin appliquée à Dieu, à savoir d'un besoin d'amour, nous permettra-t-elle de nous faufiler entre deux conceptions également inacceptables : celle d'un Dieu qui aurait perdu sa liberté du fait que les prophéties lui traceraient une voie obligée, et celle d'un Dieu qui pourrait se permettre n'importe quoi parce qu'il est au-dessus de toutes les contingences.