211. Purifie d'abord le dedans

(aux scribes et aux pharisiens, selon Matthieu ; aux pharisiens, selon Luc)



Mt 23, 25-26 

 

Lc 11, 39-41 

Quel malheur pour vous, scribes et pharisiens qui jouez la comédie ! Vous purifiez l'extérieur de la coupe et de l'assiette, alors qu'intérieurement elles sont remplies à coup de rapacité et de passion. 

 

Voici que vous autres, les pharisiens, vous purifiez l'extérieur de la coupe et du plat, alors que votre intérieur à vous est rempli de rapacité et de méchanceté. 

Pharisien aveugle, purifie d'abord ce qui est au-dedans de la coupe, afin que son extérieur aussi devienne pur.

 

Vous n'y connaissez rien : n'est-il pas vrai que Celui qui a fait l'extérieur a fait aussi l'intérieur ? [Ecoutez] plutôt : ce qui est dedans, donnez-le en aumône ; et voilà, tout est pur pour vous.




L'occasion de ce premier reproche est signalée expressément par Luc : Jésus, invité à un repas, n'avait pas accompli les rites préalables d'ablution ; son hôte, un pharisien, s'en était «étonné» (Lc 11, 38). Un incident analogue, peut-être le même à l'origine, est raconté par Marc et Matthieu (voir n° 165).

Marc explique alors que cette coutume des «lavages», qu'il s'agisse des mains ou des ustensiles, était devenue chez «les pharisiens et tous les Juifs» une «tradition» à laquelle ils «tenaient» très fort. Cela s'enracinait dans une mentalité antique, nettement prise en compte par la Torah : le souci de la «pureté légale», très profondément lié au sens de la sainteté de Dieu et au respect sacré qu'elle inspire.

D'un autre côté, on pense volontiers aujourd'hui que cette même coutume, peut-être par l'intermédiaire du monachisme de Qumrân, où elle tenait une grande place, a été pour beaucoup dans la naissance du rite de «baptême» adopté par Jean le Baptiste, puis par Jésus. Il n'y avait donc là rien de mauvais en soi, et il est presque certain que Jésus se conformait ordinairement à la façon de faire habituelle - comme d'ailleurs pour l'observance du sabbat. Si les Evangélistes n'ont jugé bon d'enregistrer que les cas où il avait pris sa liberté, c'est parce que cela tranchait et choquait. Et il est bien permis de penser que cet étonnement plus ou moins indigné était précisément ce que Jésus cherchait, parce que cela lui servait d'amorce pour un enseignement important. Quand on s'abstient d'une chose bonne, c'est pour une chose meilleure ; quand Jésus désobéit à une coutume, ou même à un précepte, c'est pour mettre en évidence quelque chose d'encore plus grand, et pour attirer de ce côté une attention trop souvent anesthésiée par la routine.

Nous n'avons donc ni à mépriser ni à étouffer notre besoin de «pureté» rituelle, quelles qu'en soient les expressions modernes. Nous avons seulement à le laisser critiquer et réguler par Jésus, et pour cela à le relativiser en le mettant en place par rapport à autre chose, que Jésus va nous indiquer.

Jésus, plutôt, va orienter notre regard dans la direction où nous le découvrirons, celle de l'intérieur. C'est, bien entendu, une métaphore. Appliquée au domaine moral, elle évoque, me semble-t-il, ce qui ne se voit pas du premier coup, mais dont on devine que là est le secret, la raison d'être, et éventuellement le moteur, de tout le reste. Qu'on pense, si l'on veut, à l'intérieur d'un capot de voiture.

Quand Jésus dit : Purifie le dedans, il ne dit pas : «Laisse donc tomber cette préoccupation de la purification» ; il dit, au contraire : «Cultive cette préoccupation ; mais tourne-là vers ce qui, en toi, est central et moteur, même si ce n'est pas ce qui s'aperçoit en premier.»

Il ne dit même pas expressément que la purification de l'intérieur soit plus importante que celle de l'extérieur. A bien l'entendre, il dit seulement qu'elle est plus urgente : d'abord le dedans.

L'argument théorique que lui prête Luc ne me paraît pas, je l'avoue, d'une évidence contraignante : s'il est vrai que Celui qui a fait l'extérieur a fait aussi l'intérieur, cela implique tout au plus qu'il ne faut négliger ni l'un ni l'autre. (L'extérieur et l'intérieur sont même intervertis dans l'Evangile de Thomas, 89.) Sans doute avons-nous là un de ces échos de la parole de Jésus conservés pieusement, mais aveuglément... Je ne vois guère d'utilité à s'y attarder.

Ce qui nous importe, en réalité, c'est de savoir dans quel sens nous devons prendre les choses si nous voulons obtenir des résultats pratiques, un peu comme quand nous avons à fendre une bûche.

Sur ce point, Jésus est formel : si nous purifions d'abord ce que nous trouvons quand nous essayons loyalement de nous enfoncer au dedans de nous-mêmes, aussi profondément que nous le pouvons, alors, tout est pur pour nous ; nous n'avons même plus à nous occuper ensuite de l'extérieur : il va de soi, l'affaire est réglée.

L'inverse ne serait pas vrai, l'expérience le prouve assez. J'ai connu des personnes littéralement suppliciées par un besoin irrésistible de se laver les mains à tout propos et de recommencer indéfiniment ; jamais elles n'arrivaient à se sentir propres, à s'apaiser dans la certitude d'en avoir assez fait. Il en va de même des fameux «scrupules» qui torturent certains pénitents - et, par retombée, leurs confesseurs. Certes, ce sont là des cas pathologiques ; mais ils ne font que pousser à l'extrême une tendance à l'angoisse qui se tapit bien souvent (faudrait-il dire : toujours ?) au fond du besoin de pureté. Ils montrent en tout cas que ni le savon, ni l'absolution, appliqués de l'extérieur, ne sauraient pénétrer jusqu'au dedans ; si on attaque le mal par le dehors, on n'en viendra jamais à bout.

Je crois qu'on peut aller encore un peu plus loin. Le besoin de pureté, disais-je, est lié au sens du sacré, dans ce qu'il a de fondamentalement naturel et sain. Aussi les dégénérescences qu'on observe dans le besoin de pureté donnent-elles à penser que le sens du sacré, lui aussi, peut comporter des éléments douteux, dangereux, dont il doit être purifié.

C'est particulièrement vrai dans sa face négative, le sens du péché. On a parlé, non sans bonnes raisons, d'une «névrose chrétienne» ; on sait le rôle qu'y joue l'angoisse de la pureté sexuelle, et il faut reconnaître honnêtement qu'une certaine pratique courante de la confession a longtemps favorisé une telle déformation.

Le plus grave de celle-ci est sans doute qu'elle atteint l'image même de Dieu ; il devient un Dieu devant lequel on n'est jamais assez propre. A-t-on jamais entendu dire que, en voyant arriver son fils «prodigue» et repentant, le père lui ait dit : «Va d'abord prendre une douche» ?

Adieu, donc, à l'obsession du grain de poussière. Remettons cela à plus tard, s'il y a encore lieu. Et purifions d'abord l'intérieur. Mais en quoi cela consiste-t-il ? Il nous faut écouter de nouveau notre Dit.

L'image de l'intérieur et de l'extérieur y est utilisée tout autrement que dans le passage de Marc et Matthieu auquel je faisais allusion. Là, «ce qui entre en l'homme», ou plutôt ne fait que le traverser, était opposé à «ce qui sort de lui», de son «coeur», et qui est la seule vraie cause de «profanation » et de souillure (n° 167). Ici, les aliments sont envisagés avant même d'entrer dans l'homme. Alors qu'ils sont encore dans la coupe et l'assiette, ils témoignent déjà contre le coeur de certains hommes, à savoir ceux qui sont remplis de rapacité et de méchanceté (Luc) et qui ont réussi, précisément à coup de rapacité, à se procurer tout ce dont ils avaient envie dans leur appétit incontrôlé, passionné (Matthieu).

C'est donc clairement contre la rapacité que Jésus veut mettre en garde ; c'est de cette attitude qu'il veut qu'on purifie l'intérieur.

Les pharisiens et les scribes de son temps étaient-ils vraiment des accapareurs, comme les gens que dénoncent si ardemment les Prophètes (voir, par exemple, Am 8, 4-8 ; Is 5, 8 ; Mi 2, 1-5) ? Luc dit quelque part que les pharisiens étaient «amis de l'argent» (Lc 16, 14) ; mais il n'est pas le meilleur connaisseur des choses juives. L'ensemble des documents tend plutôt à attribuer aux pharisiens de l'histoire une réelle austérité personnelle. Mais cette question purement rétrospective ne devrait pas détourner notre esprit de la question personnelle et actuelle que pose à chacun de nous l'apostrophe de Jésus : ai-je à me purifier d'une rapacité ? laquelle ? et comment ?

Ne nous arrêtons pas à une image caricaturale, qui nous dispenserait vite de nous sentir impliqués. L'harpagê des Evangiles ne prend pas nécessairement le visage grimaçant d'Harpagon. Elle est le plus souvent, chez nous, revêtue de formes polies et de justifications raisonnables. Nous lavons l'extérieur ; nous le rendons correct et civilisé. Mais le fond n'est pas changé pour autant. Si nous y épinglons un vocabulaire moderne, plus abstrait que celui de Jésus, si nous parlons de captativité ou de possessivité (voir n° 52), nous serons bien obligés de convenir que nous en sommes bien rarement purifiés, et jamais sans danger de rechute.

Quant au remède, Matthieu n'en décrit aucun, mais Luc indique un moyen bien simple de renouveler sans cesse la nécessaire purification, un antidote évident à la rapacité : l'aumône. Il est, de tous les Evangélistes, celui qui a le plus souvent et le plus fortement insisté sur cette consigne de Jésus.

Comme pour son contraire, il faut aller au-delà de l'image concrète, regarder la réalité intérieure, spirituelle. En dehors du geste, facile à imaginer visuellement, du billet ou du chèque qu'on donne, il y a d'innombrables actes de générosité qui sont possibles. Tous contribuent à faire que tout soit pur pour nous - jusqu'à la prochaine fois.

C'est donc dans la rédaction de Luc que j'entends l'interpellation de Jésus sous sa forme la plus frappante. Elle le sera encore plus si je la ramasse en ses trois mots essentiels : «Tu es soucieux de pureté ? Ne te préoccupe pas de laver. Donne