154. La plus petite de toutes les semences



Mt 13, 31-32 

Mc 4, 30-32 

Lc 13, 18-19 

 

A quoi comparer le Règne de Dieu ? Avec quelle image allons-nous le comparer ? 

A quoi est comparable le Règne de Dieu ? A quoi le comparerais-je ? 

Le Règne des Cieux est comparable à une graine de moutarde qu'un homme a prise et semée dans son champ, et qui est plus petite que toutes les semences ;

[C'est] comme une graine de moutarde qui, quand elle a été semée sur la terre, était plus petite que toutes les semences qui sont sur la terre,

II est comparable à une graine de moutarde qu'un homme a prise et jetée dans son jardin,

mais, une fois poussée, elle est plus grande que toutes les plantes potagères et cela devient un arbuste, si bien que les oiseaux du ciel viennent et nichent dans ses branches.

et, une fois semée, elle devient plus grande que toutes les plantes potagères, et elle fait de grandes branches, si bien que les oiseaux du ciel peuvent nicher sous son ombrage.

et qui a poussé et est devenue un arbuste, et les oiseaux du ciel ont niché dans ses branches.




La formule d'introduction, simplifiée et standardisée par Matthieu, est particulièrement appuyée chez Marc et Luc. S'il y a une chose dont on ne veut pas que nous doutions, c'est qu'il nous est offert ici une comparaison, une image ressemblante. Une image, cela se regarde.

Mais la première chose qui saute aux yeux dans celle-ci, c'est qu'elle n'est pas immobile ; elle bouge, elle change, et même du tout au tout. Si Jésus avait vécu de notre temps, il aurait certainement parlé d'un film. Un de ces films ultra-accélérés qu'on montre dans les classes d'histoire naturelle, et où l'on voit une plante se développer en deux ou trois minutes. Pour un regard non blasé, un émerveillement immense.

Et une première réflexion naît de là. Jésus ne compare jamais le Règne de Dieu à un tableau, toujours à une histoire. Nous serions bien avisés de nous en souvenir quand nous écrivons des traités d'ecclésiologie.

Un film bien fait en dit de plus en plus long à mesure qu'il avance, et il livre à la fin le plus dense de son message. Le petit film de la graine de moutarde va vers un dénouement, où la place de choix est occupée par les oiseaux du ciel.

Dans le Dit de la semence, les oiseaux arrivaient au premier instant des semailles et picoraient les grains avant même qu'ils n'aient commencé de germer (n° 146). Ici, la graine leur a échappé, et, après la croissance de l'arbuste, ils profitent sans scrupule de ses branches.

Cela m'inspire une seconde réflexion, à savoir que nous devons prendre avec beaucoup de relativisme les équivalences allégoriques. Les oiseaux du premier Dit étaient traduits par «le diable» (n° 150) ; il est clair que cette traduction ne voudrait rien dire ici. Un album d'images ne s'utilise pas avec un dictionnaire.

Représentons-nous un instant une volée d'oiseaux dans un arbre, ou même un arbuste. A certains moments, c'est un foisonnement de vie extraordinaire : agitation et cris. A d'autres, le repos et le silence. De toute façon, une sorte de complémentarité, et comme de complicité, entre l'arbre et les oiseaux. Inutile de développer.

L'image me dit que le Règne de Dieu est, par destination, accueillant. Il est fait pour qu'on vole à lui de tous les coins du ciel, qu'on y fasse son nid, mais sans s'y sentir enfermé.

Matthieu et Marc soulignent une autre notation, qui reste sous-entendue chez Luc : le contraste complet entre l'image du début, celle de la graine, et l'image de la fin, celle de l'arbuste.

Ce n'est pas original. La Bible est remplie de l'idée que Dieu bouleverse tout et fait passer d'un extrême à l'autre ; cela se retrouve jusque dans le Magnificat et les Béatitudes.

On pense tout particulièrement à certains passages d'Ezéchiel et de Daniel où il est question d'un «grand arbre» avec des oiseaux dans ses branches ; l'allusion des Evangiles à ces passages est claire. Mais, dans deux d'entre eux, ce grand arbre glorieux est abattu et jeté dans l'humiliation ( Ez 31, 1-14 ; Dn 4, 7-22). Dans un troisième, à l'inverse, le mouvement est le même que dans les Evangiles : un petit rameau, bouturé par Dieu, devient un «cèdre magnifique», et la conclusion est explicite : «Alors tous les arbres des champs connaîtront que je suis le Seigneur, qui fais ramper l'arbre élevé et élève l'arbre qui rampe, dessèche l'arbre vert et fais fleurir l'arbre sec» (Ez 17, 22-24°.

Le contraste, d'après nos textes, est entre la plus petite semence et la plus grande plante. Ezéchiel, plus impressionné par la grandeur terminale, avait choisi un cèdre comme point de comparaison. Si Jésus prend la moutarde, c'est sans aucun doute parce que sa graine était le type proverbial de la petitesse; nous disons : gros comme une montagne, ou : beau comme un astre ; on disait alors : petit comme une graine de moutarde, et Jésus lui-même employait cette façon de parler (voir n° 187). Il paraît donc vouloir insister moins sur l'aboutissement grandiose que sur la modestie des débuts.

Le Règne de Dieu sort tout entier de germes minuscules. Thème inépuisable de méditation sur l'histoire.

Bien d'autres méditations peuvent encore trouver leur amorce dans le film raccourci de la croissance de la moutarde.

Je ne trouve pas incongru de lui donner pour prolongement un apologue hindou superbe, qui symbolise merveilleusement pour moi ce qui se passe dans l'arbre du Règne de Dieu. Un arbre, donc, est couvert de fruits miraculeusement beaux. I1 y a deux oiseaux perchés sur les branches. L'un des deux mange les fruits ; l'autre les regarde...

RETOUR SUR LES QUATRE IMAGES DE MARC

(nos 146-154)

Avant de quitter Marc pour suivre la fin du troisième «Discours» selon Matthieu, il vaudra la peine de remarquer comment il a articulé entre elles les quatre comparaisons successives de la semence (n° 146), de la lampe (n° 15), de la moisson (n° 152) et de la petite graine (n° 154).

La première et les deux dernières sont des variations sur le même thème : celui de la croissance agricole ; mais que vient faire là la lampe ? Serait-ce un simple intermède explicatif, comme par exemple le Dit sur le «mystère donné» (n° 147) ? Il semble bien que Marc ait voulu traiter autrement cette image, car il lui donne (et lui seul) la même conclusion qu'au Dit de la semence : «Si quelqu'un a des oreilles...» J'y vois le signe qu'il a délibérément organisé toute la série en deux paires : la semence et la lampe (avec la même conclusion), puis la moisson et la petite graine (avec la même formule d'introduction : «Le Royaume est comparable...»).

Cela me donne à penser que, pour Marc, l'image de la lampe prend place, à part entière, dans la galerie des images du Règne de Dieu, pour y apporter sa note originale. De fait, l'idée que tout finira par fructifier à cent pour un et celle que tout finira par passer de l'obscurité au grand jour sont bien dans la même ligne optimiste (qu'il n'était pas superflu d'affirmer après avoir rappelé l'opposition si dure à laquelle se heurtaient, dans certains milieux influents, la parole et l'action de Jésus, nos 125-129) ; et une semence est un bien bel exemple de chose d'abord cachée, enfouie, qui vient par sa propre force à la lumière.