130. Du trop-plein du coeur

(aux mêmes que les précédents, selon Matthieu ; à la foule, selon Luc)



Mt 12, 34 

 

Lc 6, 45 b 

Engeance de vipères, comment pouvez-vous dire de bonnes choses, méchants que vous êtes ? 

 

 

Car c'est du trop-plein du coeur que parle la bouche.

 

[Car] c'est du trop-plein du coeur que parle sa bouche [il s'agit de «l'homme mauvais»]




Matthieu a été impressionné par l'accent mis sur la «parole» dans le Dit sur l'«insulte contre l'Esprit». Aussi y accroche-t-il quelques autres Dits sur le thème de la parole, non sans avoir auparavant (Mt 12, 33) introduit la seconde version du Dit sur «l'arbre et les fruits» (n° 54), qui est lié à ce thème comme on le verra.

Il commence par une virulente apostrophe : Engeance de vipères ! qu'il a empruntée à la prédication de Jean le Baptiste (Mt 3, 7 et Lc 3, 7) et qu'il est seul à mettre sur les lèvres de Jésus (ici et n° 297). On a vu le pourquoi du procédé qui consiste à marquer, fût-ce artificiellement, la ressemblance entre le langage de Jésus et celui de son précurseur (n° 55). Il n'y a pas à y revenir, ni à épiloguer sur l'emploi d'une telle expression.

La question qui suit : Comment pouvez-vous... ? peut être entendue de deux manières.

Ou bien elle n'est qu'une tournure rhétorique pour dire que la chose est impossible - comme quand, un peu plus haut, Jésus demandait : «Un satan pourrait-il expulser un satan ?». Et alors cela revient à dire : «Rien d'étonnant à ce que vos paroles soient mauvaises, à savoir celles que vous lancez contre le Fils de l'homme ; votre coeur est méchant : comment pourriez-vous en sortir de bonnes choses ?»

Ou bien Jésus exprime un étonnement qu'il ressent réellement. Il faut admettre alors, ce qui est tout à fait légitime, que la phrase insérée ici par Matthieu a été prononcée originellement dans une autre circonstance, inconnue de nous ; en effet, devant certaines gens qui parlent d'or, Jésus a néanmoins l'intuition profonde que ce sont des hommes méchants, au coeur orgueilleux et hypocrite ; et c'est une chose que lui, qui est tout simple et tout droit, n'arrive pas à comprendre : «Comment une telle chose est-elle possible ?»

Cette seconde lecture s'accorde mieux avec le passage où Jésus reconnaît que les «scribes et les pharisiens», de la «chaire de Moïse où ils sont assis», laissent tomber des paroles qui sont bonnes à écouter et à mettre en pratique (n° 291).

Il ajoute aussitôt, à cet endroit : «Ils disent et ne font pas», en stigmatisant la malhonnêteté qui se traduit ainsi, mais sans marquer, comme ici, de surprise apparente. C'est qu'il faut tenir compte d'une différence : entre la parole et l'acte, tant de choses peuvent s'interposer que ce serait une naïveté de s'étonner quand on «dit et ne fait pas» ; en revanche, entre le coeur et la bouche, Jésus semble bien penser qu'il n'y a place pour rien, et alors un désaccord entre eux est une pure absurdité.

Cela fait du bien à entendre. D'abord, pour secouer un peu cette sorte de torpeur d'accoutumance qui finit, hélas, par s'emparer de nous devant la multitude des paroles fausses qui nous inondent (je dis : fausses, comme on parle d'une voix fausse). Mais aussi pour une autre raison, un peu plus subtile, sur laquelle mon histoire personnelle m'invite à m'arrêter un instant.

J'ai été éduqué dans une tradition où il était entendu que certaines choses ne se disaient pas, ne se montraient même pas. Pour ne pas peiner, pour ne pas même gêner - ce qui est un souci honorable ; dans d'autres cas, parce que ce serait une indécence de mettre à nu ses sentiments - ce qui est beaucoup plus discutable.

J'ai été ensuite formé dans un noviciat où on nous apprenait, par exemple, à ne rien manifester quand la lecture au réfectoire nous jetait dans une intense jubilation ou dans une fureur sans nom, à recevoir en silence et d'un visage impassible des humiliations imméritées, à n'exprimer ni désir ni répulsion et surtout pas l'antipathie ou l'animosité, à garder pour nous la peine qu'un frère nous aurait causée.

Beaucoup plus tard, la lecture des psychologues, la réflexion sur moi-même et les constatations que je faisais sur les autres m'ont convaincu que le non-dit est, dans certains cas, bien plus nocif que des paroles, même regrettables. Proférer des amabilités quand on a le coeur aigre ou douloureux, c'est être bien élevé ; mais est-ce agir utilement, à long terme ? Est-ce aimer son frère comme Jésus l'aime ? Est-ce, surtout, respecter cette unité entre la bouche et le trop-plein du coeur dont Jésus semble bien faire une loi fondamentale ? Questions sérieuses et embarrassantes.

Comme toutes les questions de ce type, elles sont posées par Jésus à la conscience de chacun. Elles n'ont pas pour tous la même urgence. Les réponses peuvent varier. Je vais dire simplement, en quelques mots, où j'en suis pour ma part.

J'ai compris combien véritablement mon coeur était divisé. Le désir de ne pas peiner ou gêner, comme je disais, y est réel, je crois ; mais les sentiments méchants, agressifs, hostiles, le sont aussi, et je n'ai rien gagné à les repousser dans l'ombre. Laquelle des deux pulsions vais-je donc traduire en paroles ? Quand ? Sous quelle forme ? Comment puis-je être. vraiment vrai, de cette vérité qui libère (Jn 8, 32) ?

Et j'ai compris que je ne pourrais jamais être vraiment vrai dans mes paroles, et dans toutes mes relations avec les autres, tant que mon coeur serait ainsi partagé. Qu'il ne me servait à rien de faire comme si tout allait bien. Que les paroles et les attitudes extérieures facilitantes étaient peut-être un moindre mal et qu'il fallait peut-être, probablement même, continuer dans l'immédiat à en user, mais qu'elles n'avaient que bien peu à voir avec les bonnes choses attendues par Jésus. Que c'était m'entretenir dans l'illusion que de croire que tout était en ordre parce que je n'avais pas fait d'éclat, ni imposé à mes frères les conséquences de mon mauvais coeur. Que je ne pouvais plus tricher de bonne foi. Que j'étais acculé à une conversion d'une tout autre profondeur.

Comment peux-tu dire de bonnes choses... ? Il faut avoir le courage d'écouter Jésus nous demander cela.