129.Pour qui insulte l'Esprit-Saint, il n'y a pas d'acquittement

(aux mêmes que les précédents)



Mt 12, 31-32 

Mc 3, 28-29 

Lc 12, 10 

Je vous le dis : de tout péché ou insulte les hommes seront acquittés ; 

En vérité, je vous dis que de toute chose les fils des hommes seront acquittés, des péchés et des insultes, autant qu'ils auront insulté ; 

 

mais l'insulte contre l'Esprit, on n'en sera pas acquitté. Et qui dira une parole contre le Fils de l'homme en sera acquitté ;

mais pour celui qui insultera l'Esprit-Saint, il n'y a pas d'acquittement, jusque dans l'âge à venir ; il a à répondre d'un péché éternel.

Qui dira une parole contre le Fils de l'homme en sera acquitté ;

mais qui parlera contre l'Esprit-Saint n'en sera pas acquitté, ni dans cet âge ni dans l'âge à venir.

 

mais celui qui aura insulté le Saint-Esprit n'en sera pas acquitté.




Les deux versions sont ici visibles séparément chez Marc et Luc. Il est non moins visible que Matthieu les a combinées. Ce qu'elles ont en commun, c'est ce fameux péché contre le Saint-Esprit dont on ne sera pas acquitté. Difficulté la plus classique, sans doute, de toutes celles que soulèvent les Dits de Jésus.

Avant de m'y attaquer, je voudrais expliquer pourquoi j'ai traduit par insulte le mot grec blasphêmia (comme je l'ai déjà fait au n° 70). C'est parce qu'on le retrouvera dans un contexte hautement significatif, où il désignera les sarcasmes adressés au prisonnier par les sbires qui le gardent, ou au crucifié par l'un des deux brigands qui l'encadrent ( Lc 22, 63-65 et 23, 39).

De telles paroles marquent mieux que n'importe quelle violence le refus absolu de solidarité, de communion. Elles expriment donc, plus ou moins consciemment, une attitude qui contrarie le projet divin dans ce qu'il a d'essentiel. On voit dès lors sans peine pourquoi elles constituent, dans la perspective de Jésus, le péché type, le péché par excellence.

Mais la vraie difficulté n'est pas de comprendre la gravité d'une attitude d'insulte, quel que soit celui à qui elle s'adresse. C'est de comprendre comment il peut se faire qu'elle ne comporte pas d'acquittement, jusque dans l'âge à venir.

La version de Marc ouvre une voie d'approche. II y a toutes les chances pour que ce soit le fait du rédacteur, mais nous n'avons aucune raison de ne pas nous laisser guider par lui pour accéder à la pensée de Jésus.

Il ajoute, donc, à la fin du Dit cette glose explicative, merveilleusement éclairante, que celui qui insulte l'Esprit-Saint a à répondre d'un péché éternel. Ainsi ce n'est pas le châtiment qui est éternel, c'est le péché. S'il n'y a pas de rémission possible, ce n'est pas parce que je ne sais quel décret aurait été prononcé et déclaré irrévocable (ce qui justifierait pleinement le scandale si fréquemment ressenti et exprimé : comment une faute temporelle mériterait-elle un châtiment éternel ?) ; c'est parce que la faute elle-même, l'attitude volontaire de refus violent opposée à l'Esprit, se sera figée en un blocage invincible.

Telle est la portée de la liberté humaine. Dieu l'a voulue radicale, ou, plus simplement, réelle. Cela signifie qu'il a choisi de n'agir sur elle que par mode de dialogue. Un dialogue aussi insistant, aussi pressant, aussi astucieux, aussi convaincant qu'on voudra ; mais un dialogue qui respectera jusqu'au bout l'inviolabilité du partenaire. Si donc il n'est pas absurde d'envisager le cas d'une non-rémission, d'une non-réconciliation sans espoir de remède ni de retour, c'est, et c'est uniquement, parce qu'on peut envisager le cas d'un homme qui dirait non à Dieu une fois pour toutes. Du côté de Dieu, seul l'amour est, si l'on ose dire, sans remède. Mais un amour qui s'imposerait en fin de compte même à ceux qui n'en veulent pas serait en contradiction avec lui-même. Quand l'amour de Dieu nous demande : «Voulez-vous jouer avec moi ?» il n'a pas derrière la tête de nous récupérer tôt ou tard, quelle que soit notre réponse ; il attend vraiment notre décision.

Jamais nous ne nous persuaderons assez de cette vérité renversante. Ceux qui nient l'existence de «l'enfer», c'est-à-dire de la possibilité pour l'homme de dire non jusqu'au bout, et qui croient ainsi faire honneur à Dieu, ne se rendent pas compte qu'en réalité ils transforment Dieu en un truqueur, en un montreur de marionnettes, qui aurait d'avance écrit son scénario jusqu'à l'heureux dénouement et qui ferait seulement semblant, le long de la pièce, de mettre les personnages en danger pour donner des émotions aux spectateurs.

Que vient faire le Saint-Esprit là-dedans ? En quoi l'insulte au Saint-Esprit diffère-t-elle des autres ? Et, pour commencer, quelles sont ces autres insultes ?

C'est là que les Evangélistes diffèrent entre eux. Chez Marc, il est question des insultes que les fils des hommes (seul exemple dans les Evangiles de cette expression au pluriel) auront adressées, on ne dit pas à qui ; chez Luc, il est question de ce qui aura été dit contre le Fils de l'homme (au singulier), on ne dit pas par qui. Je ne me lancerai pas dans des hypothèses sur ce qu'avait été la parole primitive de Jésus ; mais je crois qu'on peut avancer sans trop de risques qu'il avait dû opposer les insultes échangées horizontalement, au niveau humain, à celles qui s'adressent verticalement à Dieu, en la personne de son messager.

Cependant il est clair que la locution le Fils de l'Homme, au moment où les Evangiles ont été mis en forme, était devenue comme un synonyme du nom de Jésus (voir n° 65). Il n'est donc pas douteux que, dans la pensée de Matthieu et de Luc, ce sont les insultes contre Jésus qui sont déclarées pardonnables - et l'on sait que Jésus lui-même, au moment où elles étaient parvenues au comble de la méchanceté et de la bassesse, a prié pour leur acquittement : «Père, ne leur tiens pas compte, car ils ne savent pas ce qu'ils font» (n° 351). Comment croire qu'il n'ait pas été exaucé ?

Aussi est-on amené à réfléchir sur la différence entre l'attitude des hommes envers Jésus et leur attitude envers l'Esprit-Saint. Et cela suppose qu'on réfléchisse d'abord sur la différence entre les deux Envoyés de Dieu.

Dieu a «envoyé» en ce monde, pour le rassembler dans l'unité de la vraie vie, son Fils pleinement homme ; ce Fils agit au niveau humain, par des moyens humains, incarnés ; il donne pour signe de sa mission la guérison physique d'un paralytique ; il partage sa propre mission avec des camarades d'humanité, qu'il envoie à son tour («Comme le Père m'a envoyé, moi aussi, je vous envoie», Jn 20, 21).

Tout cela est admirablement adapté à ceux à qui cela s'adresse : c'est à la portée des plus simples d'entre eux. Mais c'est aussi marqué de l'ambiguïté et de l'obscurité de tout ce qui est humain ; aussi est-il pardonnable de ne pas se laisser convaincre d'emblée.

Pardonnable, ou plutôt guérissable : grâce à l'Esprit. Car Dieu «envoie», en même temps que les messagers visibles à visage humain, ce Souffle intérieur, force et lumière sans visage, qui mène avec l'homme un dialogue silencieux, infiniment plus secret que l'autre. Si secret que l'homme lui-même en perçoit difficilement, et bien souvent pas du tout, la vraie nature ; il distingue mal ce que murmure en lui l'Esprit et ce que chuchotent en réponse les autres forces tapies dans son inconscient. Et pourtant, c'est dans ce dialogue-là que se joue en définitive sa destinée.

Disons les choses autrement, et un peu brutalement. L'Esprit peut rattraper et retourner n'importe quel homme qui s'est opposé aux représentants de Jésus, ou même à Jésus en personne. Mais ni les envoyés visibles ni Jésus lui-même ne peuvent rattraper et retourner un homme qui se refuse à l'Esprit.

Mais la question rebondit : comment concevoir qu'un tel refus soit possible ? Les gens du Calvaire étaient dans le feu de l'action ; et il faut bien reconnaître que les apparences semblaient donner raison à leur interprétation des faits. Par contraste, est-il imaginable qu'un homme, au plus secret de son coeur, dans le sanctuaire inviolable de sa liberté, là où les apparences ne trompent plus, où les passions ne commandent plus, choisisse de railler, d'insulter la voix de l'Esprit qui l'appelle au bien, et qui le fait si adroitement, si doucement ?

Je n'ai qu'une réponse à donner : c'est que Jésus n'en aurait pas parlé si c'était totalement impensable.

Il ne faudrait pas que cela nous jette dans des affres : «Est-ce que je sais si je suis vraiment docile à l'Esprit ? Ne suis-je pas en train, sans le savoir, de le «contrister», comme dit Paul (Eph. 4, 30), et par là de m'enfermer dans ce péché qui n'aura pas d'acquittement

Si le dialogue avec l'Esprit se poursuit pour la plus grande part dans le clair-obscur de nos profondeurs, s'il s'enveloppe le plus souvent d'un flou qui le rend à peu près intraduisible, ce n'est certainement pas pour nous maintenir dans une incertitude angoissante ; c'est bien plutôt (du moins, je le suppose de la part de la miséricorde divine) pour permettre à l'Esprit toutes les ruses de l'amour, et à nous toutes les lenteurs, les reprises et les détours ; placés trop brutalement devant le choix avec-ou-contre, nous risquerions fort d'être pris au dépourvu...

Cependant il y a tout de même des moments où il faut sortir du clair-obscur et du flou, dire une parole, selon l'expression de Luc. Ces mots ont manifestement un sens fort ; ils désignent un acte conscient et délibéré (fût-il purement intérieur). Et c'est là qu'il y a de quoi nous rassurer s'il en était besoin. Le péché éternel, expression la plus paradoxale et, oserait-on dire, la plus grandiose de la liberté accordée par Dieu à l'homme, implique une prise de position pleinement libre et responsable ; il ne saurait être ni un piège où l'on tombe par surprise, ni une faiblesse à laquelle on succombe malgré soi. Il est une option offerte, non une menace.

(A quoi il faut ajouter qu'une possibilité radicale ne préjuge en rien de ce qui se réalisera en fait. Nous ne savons jamais ce qui s'est passé ou se passera entre Dieu et tel ou tel homme, une fois franchi par lui ce seuil de la mort au-delà duquel il est perdu de vue pour nous. Rien ne nous empêche d'espérer que la possibilité du refus définitif n'est finalement utilisée par personne !)

Il faut croire que Jésus flairait dans ses interlocuteurs du moment quelque chose qui les acheminait, de loin sans doute, vers l'insulte au Saint-Esprit ainsi entendue, et contre quoi il jugeait nécessaire de les mettre en garde. Qu'était-ce donc ?

Le contexte, chez Luc, ne l'indique pas. Chez Matthieu et Marc, c'est visiblement l'interprétation malveillante que ces gens viennent de donner à une action libératrice de Jésus. Et voilà sans doute la leçon la plus immédiatement pratique à tirer de la sentence si grave. Je viens de dire que nous n'avons pas à nous angoisser de ce qui se passe au fond de notre coeur, hors de portée de notre regard, entre nous et l'Esprit-Saint. Mais il est, en revanche, une sainte terreur que nous aurions tout intérêt à conserver et cultiver en nous comme fruit de cette méditation : celle de notre propre tendance aux interprétations malveillantes, quelles qu'elles soient.