Mt 7, 21 |
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Lc 6, 46 |
Ce n'est pas tout homme qui me dit : « Seigneur! Seigneur! » qui entrera dans le Royaume des Cieux, mais celui qui fait ce que désire mon Père des cieux. |
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Pourquoi m'appelez-vous «Seigneur! Seigneur! » et ne faites-vous pas ce que je dis ? |
La parole de Jésus nous arrive là visiblement remaniée par l'une ou l'autre des traditions, on peut-être les deux. Nous sommes maintenant assez familiarisés avec la manière de Matthieu pour savoir qu'il lui arrive de généraliser, de transformer une apostrophe en énoncé à la troisième personne. En outre, une rapide enquête montre que entrer dans le Royaume et faire ce que désire le Père sont des expressions pour lesquelles il a un penchant marqué. Je suppose donc qu'on se rapproche davantage de la parole de Jésus si on l'écoute à travers Luc.
D'ailleurs, puisque notre propos est de nous ranger parmi ceux qu'il interpellait et interpelle encore, nous serons plus aidés en cela par les vous de Luc que par les celui qui de Matthieu.
Ce Dit et le suivant, où, après un grand nombre de sentences générales, reparaît le Je de Jésus, tournent autour de la relation qu'il nous propose de nouer et d'entretenir avec lui. L'intérêt de ce sujet varie évidemment selon que l'on croit ou non à la présence vivante de Jésus ressuscité, à la possibilité qu'il a de modeler en nous par son Esprit, minute après minute, nos états de conscience, leur contenu intellectuel et leur tonalité affective.
Si l'on y croit et si l'on s'est un peu entraîné à faire taire les parasites de toute nature qui brouillent cette sorte d'émission intérieure, on peut passer de très longs moments à écouter en soi un simple pourquoi ? de Jésus, comme celui que, selon Luc, il adresse ici à ses auditeurs. Quel est le ton de ce pourquoi ? Sévère ? attristé ? ou peut-être, combinant les deux, déçu ? C'est important à percevoir dans la mesure où l'on veut se laisser attirer dans un dialogue véritable, et non une méditation solitaire.
Mais je pense qu'il n'est pas indispensable d'entrer dans ce processus pour se laisser utilement interpeller. Les pourquoi ? d'un homme, même mort depuis longtemps, lui survivent. Ceux de Jésus sont de nature à mettre en mouvement bien des choses en n'importe qui.
Sur quoi porte le questionnement ? Non pas sur le fait d'appeler Jésus : « Seigneur! Seigneur! », mais sur le fait de dire... et ne pas faire... C'est là une des cibles de Jésus. Il insiste constamment sur la nécessité de faire, de pratiquer la «justice » jusque dans le détail concret (voir, par exemple, n° 18) ; et il sait fort bien qu'une des échappatoires inconscientes dont disposent les hommes pour se dérober à l'urgence du faire, c'est de se réfugier dans le dire.
Cependant, quand après avoir dit-on ne fait pas, c'est qu'il y avait quelque part une cassure, une courroie de transmission rompue. Et cela ne peut pas ne pas se sentir déjà dans le dire lui-même ; dès le départ, la parole de celui qui fera et celle de celui qui ne fera pas ne rendent pas le même son. Il y a là-dessus un certain conte des deux fils (n° 282). Aussi, comme il y aura d'autres occasions de revenir sur le faire, pouvons-nous nous arrêter cette fois au dire.
Je propose, pour cela, de démultiplier la question de Jésus en deux autres : Comment le nommons-nous ? Quand et pourquoi l'appelons-nous ? Restant entendu que, pour continuer dans la ligne sur laquelle nous a lancés l'interpellation de Jésus, nous avons à nous demander chaque fois s'il y a dans notre dire cette cassure secrète qui va l'empêcher de déboucher dans le faire.
Dans n'importe quelle relation, la façon de se nommer réciproquement joue un rôle considérable. Passer du Vous au Tu, par exemple, peut être une étape importante ; dire «Monsieur » ou « Mademoiselle » à quelqu'un qu'on avait l'habitude d'appeler par son prénom est lourd de sens ; il y a une différence facile à sentir entre : « Bonjour, vieux! » et : «Bonjour, Docteur! » Se demander quel nom on donne à Jésus, en parlant de lui, mais plus encore si on a l'habitude de lui parler, c'est en réalité se demander sur quel pied on traite avec lui.
Il est normal qu'on dispose pour chaque personne de toute une gamme d'appellations. C'est vrai pour Jésus aussi. Mais il sera déjà fructueux de prendre pour objet d'examen la seule qu'il mentionne, celle de Seigneur. Elle est probablement la plus spontanée et la plus fréquente, en tout cas quand on prie à haute voix, que ce soit dans les parties libres de la liturgie ou dans les prières encore plus librement partagées.
Une première chose qui me frappe, c'est que ceux qui disent : Seigneur! donnent souvent l'impression de ne pas très bien savoir à qui ils s'adressent, à Jésus ou à son Père ; parfois même, dans ce qu'ils disent à ce Seigneur, ils mêlent des choses qui ne peuvent absolument convenir qu'à l'un et des choses qui ne peuvent absolument convenir qu'à l'autre ; et on dirait qu'ils ne se rendent même pas compte que la question se pose. Pourtant, quand un visiteur arrive dans une entreprise familiale et demande à rencontrer « M. Untel », la réaction immédiate de la secrétaire est : « Lequel ? le père ou le fils ? » Car ce n'est pas indifférent. Disons : pas toujours.
Est-ce que le fait d'utiliser une appellation qui personnalise si peu la relation ne dénote pas, dans la relation elle-même, quelque chose de faible et de superficiel ? Est-ce que cela ne laisse pas déjà présager que les invitations reçues au cours d'un dialogue si peu engagé ne seront probablement pas suivies d'effet ?
On a fait ressortir avec justesse qu'une relation se situe en général à deux niveaux simultanément : le niveau personnel, dont je viens de dire un mot, et le niveau fonctionnel. Seigneur est un nom de fonction. Il n'est pas étonnant qu'il comporte un certain à-peu-près quand il s'agit d'exprimer ce qu'il y a de plus personnel dans notre relation à Jésus.
Mais, même à son niveau propre, il faut encore tester l'usage que nous en faisons. Ce n'est pas sa légitimité qui est en cause : « Vous m'appelez... le Seigneur : vous faites bien », dira Jésus (Jn 13/ 13). Mais qu'y mettons-nous ?
Le mot grec kurios a toute une gamme de nuances. On sait qu'il avait été appliqué au Dieu d'Israël, qu'il avait même fini par se substituer à son nom propre comme appellation courante et, pourrait-on dire, officielle : « le Seigneur». Mais il avait gardé parallèlement son emploi terre à terre ; pour n'en donner qu'un exemple, dans l'épisode de l'entrée de Jésus à Jérusalem, il désigne aussi bien les « maîtres » de l'ânon (Lc 19, 33) que Jésus lui-même, et sans doute Dieu à travers lui (voir n° 275).
En français, nous n'avons pas l'équivalent, et force est bien d'user dans les diverses situations de vocables différents, si nous ne voulons pas qu'ils sonnent par trop faux. Kurie, au vocatif, ce ne peut être que « Seigneur » quand on s'adresse à Dieu ; mais ce serait presque « Monsieur » quand on demande quelque chose à Pilate (Mt 27, 63) ; et cela se rend au mieux par « Patron » quand ce sont des douloi, des « domestiques », qui parlent à leur maître (je pense, bien sûr, au type de « patron » que sont aujourd'hui celui d'une barque de pêche, ou encore celui d'un service d'hôpital ; sur les douloi, voir n° 40).
Qu'en est-il quand nous appelons Jésus ? Je n'ai pas cru possible de recourir à un autre mot que Seigneur. Mais c'est là une façon de parler que nous n'utilisons plus jamais dans la vie courante et qui tend par conséquent à se vider de tout contenu concret. Et je me demande parfois si nous ne nous satisfaisons pas si volontiers d'un mot qui ne veut plus rien dire de pratique parce que, du coup, cela ne nous compromet pas...
A titre de contre-épreuve, essayons, simplement pour voir, d'écouter Jésus nous dire : Pourquoi m'appelez-vous : «Patron ! Patron ! » et ne faites-vous pas ce que je dis ? Est-ce que cela ne prend pas une force logique irrésistible ?
Reprenons la phrase de Jésus en Luc, qui décidément a beaucoup à nous apprendre. Il n'y dit pas que nous « le nommons : le Seigneur », mais que nous l'appelons : «Seigneur! Seigneur! » Le redoublement du mot montre qu'il faut bien y mettre les guillemets et les points d'exclamation.
Il y a dans la Bible des interpellations célèbres de ce type, depuis : « Abraham! Abraham! » (Gn 22, 11) jusqu'à : « Saul ! Saul ! » (Ac 9, 4) ; il s'agit d'arrêter in extremis le sacrifice d'Isaac ou la persécution des chrétiens de Damas ; c'est un grand cri. Et on pense à celui, si souvent rapporté, de ceux qui vont mourir, petits enfants ou vaillants soldats : « Maman! Maman! » Sans aller si loin dans le tragique, Jésus nous interroge sur ce qui se passe en nous quand nous crions vers lui, dans un appel au secours plus ou moins véhément.
Il y aura dans le cours du récit évangélique des exemples très instructifs, comme celui des disciples au milieu de la tempête sur le lac (voir n° 67). Mais les plus instructifs pour chacun de nous sont encore ceux qu'il a vécus, ceux qu'il vit plus ou moins régulièrement. Sans extrapoler indûment, on peut avancer que nous sommes plus portés à invoquer Jésus quand nous avons le sentiment de ne plus rien pouvoir, d'être « perdus », comme les disciples dans leur barque, que quand nous sommes en train de relever nos manches pour nous atteler à la besogne.
Ce pourrait être le signe qu'il y a en nous une vision qui serait à peu près la suivante, et qui serait fausse : ou bien c'est à nous à faire, et il y aurait une démission ou une lâcheté à nous tourner vers le Seigneur à ce moment-là, ou bien cela ne relève plus de nos moyens, et c'est alors qu'il y a lieu de le mettre dans le coup. A supposer qu'il en soit ainsi dans notre subconscient, il n'est pas étonnant qu'un tel appel ne soit suivi d'aucun effort ni réalisation de notre part.
Une bonne réaction à la question de Jésus sera donc de s'habituer, sur les cas les plus courants et les plus faciles, à conjuguer étroitement l'invocation et l'action, l'appeler et le faire. « Quand tu commences à faire n'importe quoi de bon, pour que lui [le Christ] le mène à bonne fin, supplie de la façon la plus pressante », dit la Règle de saint Benoît (Prologue). Judicieuse pédagogie.
J'ai insisté, peut-être lourdement, sur les diverses composantes de la question de Jésus. Quant aux remèdes à appliquer si ce questionnement a amené à notre conscience l'une ou l'autre de ces failles qui disqualifieraient peu ou prou notre manière d'invoquer Jésus, c'est auprès de lui-même que nous les trouverons.
Une relation se vit, ne s'enseigne pas. C'est par son exercice même qu'elle évolue, progresse, élimine l'une après l'autre toutes les fêlures qui altèrent ou menacent sa pureté.