Mt 7, 16 |
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Lc 6, 44 b |
Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. Est-ce que, par hasard, |
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on cueillerait sur des épines des raisins, ou sur des chardons des figues ? |
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Sur des épines on ne cueille pas des figues, ni sur des ronces on ne vendange du raisin. |
Première apparition dans la bouche de Jésus du thème des fruits, un de ceux sur lesquels il a brodé le plus de variations.
C'était déjà un thème classique dans l'Ancien Testament, et il l'est sans doute dans la plupart des cultures. On le comprend sans peine. Les fruits apparaissent tout naturellement comme le signe que la création est faite pour produire quelque chose, et quelque chose qui est destiné à l'homme, ou tout au moins approprié à ses besoins et mis à la portée de sa main.
Les intellectuels ne se sont pas fait faute de discuter sur la Providence, le hasard et le finalisme : mais je suppose que, si un homme se trouve perdu dans la nature, quelles que soient ses positions philosophiques, la première chose qu'il cherchera, après de l'eau potable, c'est s'il y a des fruits comestibles autour de lui ; et, à supposer qu'il en trouve d'inconnus, on imagine avec quelles craintes il se résoudra, poussé par la faim, à essayer s'ils sont mangeables.
Un jour, je me promenais dans la brousse avec un Africain ; presque à chaque pas, il me montrait une plante et me disait, ou bien : « Celle-là, son jus guérit les maux d'yeux ; celle-là, on fait telle sorte d'aliment avec ses graines », ou bien au contraire : « Celle-là contient un poison violent, et c'est avec son écorce que les sorciers confectionnent de quoi se débarrasser d'un ennemi. » Je finissais par avoir l'impression qu'il n'y avait pas une seule espèce végétale dont ces hommes n'aient étalonné la valeur par rapport à eux-mêmes. Et je restais rêveur en pensant au nombre d'enfants qu'il avait fallu voir mourir au long des générations, avant qu'on n'ait acquis la certitude que ce joli fruit si tentant en était la cause et qu'il fallait apprendre à s'en abstenir...
La méditation sur les fruits peut prendre deux directions, qu'on trouve toutes deux dans l'Evangile.
La première situe l'homme en imagination du côté de l'arbre et en tire une leçon morale : il a le devoir de donner, lui aussi, un fruit. C'est déjà le premier mot de Jean le Baptiste : «Produisez un fruit en accord avec le changement du coeur »
(Mt 3, 8) ; ce sera un des derniers mots de Jésus : « C'est la gloire de mon Père que vous portiez beaucoup de fruit »
(Jn 15, 8).
La deuxième méditation laisse l'homme, par rapport aux fruits, à sa place de consommateur. Elle part de l'observation, banale en soi mais qui prenait tant de force pour moi dans la brousse, que les fruits sont d'une incroyable diversité quant à leur goût et à leur utilité, mais qu'heureusement on repère des espèces, et qu'il y a une constance pour chacune d'elles ; dès lors, l'homme peut s'orienter parmi tout ce qui se présente à lui et en tirer parti pour son bien. De là une leçon, pratique celle-là, sur le discernement.
Il est bien clair que c'est une leçon de ce second type qui se dégage spontanément du proverbe sur les épines et les raisins.
On lit dans la Lettre de Jacques quelque chose qui s'en rapproche apparemment : « Un figuier peut-il donner des olives, ou une vigne des figues ? » (Jc 3, 12.) Mais là, tout est bon : les fruits et les arbres ; par contraste, on sent mieux que l'accent est mis, dans les Évangiles, sur l'opposition entre la bonté des fruits : raisins et figues, et le caractère mauvais (ou le mauvais caractère ?) des plantes : épines et chardons. Dans l'Évangile de Thomas, il est même souligné que ces plantes-là « ne donnent pas de fruit » du tout (Ev Th 45).
Quelle pouvait être, au départ, l'application visée par Jésus ? On remarquera que, dans sa phrase, les fruits sont bons ; ce qu'on se demande à leur propos, c'est donc : « Cela a-t-il le sens commun, dans ces conditions, de leur attribuer une origine mauvaise? » Et on pense, par exemple, aux pharisiens qui, voyant Jésus guérir un possédé, interprétaient ce fait, si manifestement bon, comme venant d'une alliance honteuse avec Béelzéboul (Mc 3, 22-30). Ou encore on pensera à cette autre polémique, rapportée par Jean celle-là, où Jésus dit : « Si vous ne me croyez pas, croyez mes oeuvres » (Jn 10, 38) ; autrement dit : « Mes fruits sont bons, et vous ne pouvez pas honnêtement le nier ; alors reconnaissez ce qu'il y a de bon en moi. » Cependant rien ne prouve que ce fut dans une circonstance de ce genre que le proverbe vint aux lèvres de Jésus, et nous n'en saurons probablement jamais rien de façon indiscutable.
Chez Luc, le contexte l'oriente plutôt vers le devoir qu'on a de produire de bons fruits, comme aussi de « tirer de bonnes choses d'un bon trésor » et de « bâtir sur de bonnes fondations ». Nous entendrons tout cela dans la suite (nos 131 et 58).
Chez Matthieu, en revanche, c'est bien le discernement qui est visé, comme le montre sans équivoque la phrase de transition qu'il a ajoutée, pour raccrocher (tant bien que mal !) l'image des épines et des raisins à celle des « loups déguisés » : Vous les reconnaîtrez à... Mais, comme on le voit, le proverbe ne s'applique qu'à rebours : ... les fruits des « faux prophètes » ne sauraient être symbolisés par de bons raisins et de bonnes figues ! Inconséquence sans gravité, et qui montre, une fois de plus, avec quelle souplesse on doit jouer de ces paroles.
Quelle que soit l'appropriation plus ou moins parfaite du cas, pour nous la lumière de ce passage, c'est le rapprochement opéré par Matthieu entre l'appel au discernement à exercer sur les «prophètes » et l'image des fruits. Ce sont les fruits qui, en définitive, permettent de discerner l'authenticité d'une inspiration.
Il y a là un enseignement infiniment précieux ; je suis profondément convaincu que rien n'est plus nécessaire à rappeler à temps et à contretemps, à partir du moment où on décide que la règle de la vie est de se conformer à la volonté de Dieu manifestée par son Esprit.
On serait évidemment bien content d'avoir un peu plus de précisions. Que représentent les raisins et les figues qu'un «prophète » doit produire pour être reconnu vrai ? Quels sont au contraire les fruits, ou les non-fruits, qui le feront rejeter comme « faux » ? Si Jésus en a parlé, ce qu'il a dit n'est pas arrivé jusqu'à nous. Il faut croire que nous avons en nous un sens qui nous permet de reconnaître par nous-mêmes si un fruit a bon goût.
Mais le goût n'est pas tout. Je reviens à ma promenade dans la brousse. Il y a des substances qui, sur le moment, n'ont pas mauvaise saveur à la bouche, et qui se révèlent par la suite mortelles pour l'organisme. Aussi une leçon majeure qui se dégage de l'image des fruits est-elle que le discernement n'est sûr qu'après coup.
Il arrive qu'en mordant dans la prophétie, on ne sente rien qui donne envie de la recracher tout de suite. Il arrive, par exemple, pour revenir à la parole précédente, que le test de la captativité ne donne rien. L'épreuve du temps est alors indispensable. Je ne connais aucun truc infaillible et instantané pour déshabiller les loups déguisés.