Mt 4, 4 |
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Lc 4, 4 |
Il est écrit : L'homme ne vivra pas seulement de pain, mais de toute parole sortant par la bouche de Dieu. |
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Il est écrit que l'homme ne vivra pas seulement de pain. |
4, 7 |
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4, 8 |
De nouveau, il est écrit : Tu ne mettras pas à l'épreuve le Seigneur ton Dieu. |
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Il est écrit : Tu te prosterneras devant le Seigneur ton Dieu et c'est lui seul que tu adoreras. |
4, 10 |
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4, 12 |
Va-t'en, Satan; car il est écrit Tu te prosterneras devant le Seigneur ton Dieu et c'est lui seul que tu adoreras. |
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Il est dit : Tu ne mettras pas à l'épreuve le Seigneur ton Dieu. |
La scène connue sous le nom de «tentation» de Jésus au désert, que je prends comme un tout, est indiquée en quelques mots par Marc, rapportée par Matthieu et Luc de façon plus développée. Leurs récits, qui d'ailleurs présentent un ordre différent, posent des problèmes exégétiques délicats, liés au genre littéraire. Je m'attacherai uniquement, selon ma perspective propre, aux répliques attribuées à Jésus.
Il est clair que nous n'avons pas ici quelque chose qui ressemble, même de loin, à un reportage ; les Évangélistes ne prétendent pas affirmer que Jésus a réellement, un beau jour, prononcé de sa bouche ces phrases qu'ils transcrivent. Mais elles représentent pour eux une traduction fidèle de sa pensée et de son attitude profondes. C'est comme telles que nous avons à les recevoir.
Il est écrit... Il est écrit... Il est écrit (ou dit)... Jésus nous est montré citant purement et simplement l'Écriture, à l'état brut. C'est particulièrement impressionnant au moment où il est placé devant un choix suprêmement personnel.
On est d'accord, en effet, pour reconnaître que les propositions présentées à Jésus ne portent pas seulement sur quelques gestes à faire à ce moment-là, mais sur tout l'ensemble de son ministère futur et les moyens à mettre en oeuvre pour l'accomplir, entre autres l'usage des miracles. Nous voyons donc, sous les symboles plus ou moins transparents du récit, Jésus affronté durement à certaines des questions les plus cruciales que lui pose sa mission, ou, comme nous le disions précédemment, son «devoir».
Nous nous demandions comment il procédait pour résoudre ce genre de questions. Voici que nous est fourni, sans plus attendre, un des indices que nous nous proposions de guetter : Jésus savait trouver dans l'Écriture un éclairage déterminant pour ses options de fond et une réponse à ses problèmes les plus concrets.
C'est un exemple infiniment précieux pour nous quand nous nous demandons «quelle est la volonté de Dieu» et comment nous pouvons parvenir à la connaître. Diverses voies d'approche sont possibles. II vaut la peine de regarder de près celle qui est ici employée par Jésus.
Première constatation : toute les citations groupées ici sont tirées du même livre, à savoir le Deutéronome. Ce n'est sûrement pas sans signification.
Jésus ne se promène pas au hasard dans l'Écriture, cueillant au passage tel ou tel verset qui lui donnerait, de façon quasi magique, une réponse de détail miraculeusement appropriée. Agir ainsi peut être un charisme ; ce n'est sûrement pas une méthode. En tout cas, ce que révèlent les réponses de Jésus est quelque chose de tout différent : il a médité en profondeur une situation d'ensemble, et c'est de là que découlent pour lui, naturellement et comme du tac au tac, toutes les applications particulières.
Cette situation est celle du Peuple de Dieu à un moment donné de son histoire. Le Deutéronome, c'est ce que Dieu dit à son Peuple après que celui-ci, sorti de la mer Rouge, a passé quarante ans dans le désert (Dt 1, 3) . Il est clair qu'il y a un parallélisme significatif entre cette situation et celle de Jésus lorsque, sorti du Jourdain, il vient de passer quarante jours dans un autre désert.
C'était une pensée commune chez les Pères de l'Église qu'Israël, dans son histoire, était le prototype de ce qui arrive à chacun de nous. Certes, nous n'avons pas souvent des signes extérieurs, des coïncidences de lieu, de temps, de chiffres symboliques, comme il y en a entre l'aventure de Jésus et celle d'Israël. Mais il est bien rare, si cela se produit jamais, que nos expériences soient réellement inédites. Sous l'infinie variété des circonstances matérielles, leur sens est foncièrement simple. Contempler, en gros plan, les événements de l'histoire d'Israël nous aide puissamment à rejoindre la simplicité de ce sens profond dans notre propre petite histoire et, du même coup, à y donner notre réponse.
C'est là un des meilleurs usages que nous puissions faire de ce que nous appelons l'Ancien Testament - et cela montre, s'il en était besoin, que, dans cette expression, «Ancien» ne doit pas signifier pour nous périmé, mais premier et vénérable.
Pour cela, il nous faut quelque chose comme une clé. Nous n'avons pas à en chercher d'autre que celle qu'utilise ici Jésus : toutes ses réponses, y compris la première sous la forme abrégée et elliptique que lui donne Luc, renvoient à une relation personnelle avec Dieu.
C'est clair intellectuellement. Ce serait plus parlant pour notre sensibilité si nous gardions l'usage du nom propre YHWH au lieu de le remplacer par le Seigneur. Je ne le fais et ne le ferai pas par respect et amitié pour nos frères juifs, que cela heurte dans une habitude très chère. Mais j'avoue sans fard que c'est pour moi un sacrifice et une frustration. Je n'aurais vraiment pas de trop de petits moyens comme celui-là pour m'aider à traiter Dieu comme une personne et non simplement comme une fonction, fût-elle celle de Seigneur...
Quoi qu'il en soit, c'est à ce niveau de la relation personnelle avec Dieu que les défis concrets de l'existence révèlent leur sens ultime. Et le plus bel exemple que nous donnent les auteurs que nous appelons «sacrés», c'est qu'ils s'efforcent toujours de déchiffrer l'histoire comme une «Histoire Sainte».
Ils ne le font pas tous avec un égal bonheur, on doit le reconnaître. Celui du Deutéronome est certainement un des plus profonds. Et voici ce que cela donne, sous forme d'une déclaration prêtée à Moïse et adressée au Peuple : «Souviens-toi des marches que le Seigneur ton Dieu t'a fait faire pendant quarante ans dans le désert ; il voulait t'humilier, t'éprouver pour connaître le fond de ton coeur : allais-tu ou non garder ses commandements?» (Dt 8, 2) . Ce verset n'est pas rappelé dans l'Évangile ; mais il précède immédiatement celui qui dit que l'homme ne vivra pas seulement de pain. Nous avons donc des raisons de croire que le Jésus de notre récit y pensait et qu'il y avait vu à la fois l'explication des événements vécus par Israël et celle de sa propre aventure.
Du coup se trouvent réduites à leur juste proportion l'initiative et la responsabilité du «tentateur». Les trois Évangélistes, d'ailleurs, affirment tranquillement que Jésus avait été «conduit au désert par l'Esprit» (Mt 4, 1 et parallèles) .
Ce que je viens de dire est d'application très générale ; nous pouvons pratiquer cette méthode dans toutes sortes de circonstances. Je ne doute pas que nous voyions alors se dessiner à nos yeux une grande variété de lectures et une grande richesse d'enseignements. Mais je voudrais indiquer brièvement ce qu'il en est dans le cas particulier qui nous occupe.
Les Évangélistes nous le montrent du doigt d'une manière très simple. Le mot qu'ils emploient à la fois pour annoncer l'ensemble de l'épisode et dans la réplique centrale (selon Matthieu) ou dernière (selon Luc) de Jésus, c'est le verbe grec peirazein, que les Latins avaient traduit fort exactement par temptare, mais que les mots français «tenter, tentation» rendent mal parce qu'ils se sont chargés du sens moral et psychologique bien connu. J'ai gardé «tentation», «tentateur», en les mettant entre guillemets, parce que, quand il s'agit de désigner le passage évangélique, tout le monde sait à quoi cela se réfère. Mais, dans le texte, je traduis par mettre à l'épreuve, parce que c'est cela que le mot veut dire.
Je ne m'attarderai pas au détail des tests que Dieu, par l'intermédiaire du «tentateur», fait passer à Jésus. Cela a été étudié un grand nombre de fois. Je me contenterai de trois remarques d'ensemble.
La première est que, d'après le Deutéronome, quand Dieu met à l'épreuve, c'est de sa part un questionnement :«Allais-tu ou non... ?» Non pas une question rhétorique ou une question pour rire ; une vraie question, dont il ne connaît pas d'avance la réponse parce qu'elle relève de notre liberté. Nous avons bien du mal à accepter cela ; car cela nous laisse la responsabilité exclusive de cette réponse, et cela nous fait peur.
Ensuite, il est dit deux fois à Jésus : «Si tu es fils de Dieu...» Après l'expérience bouleversante du baptême et la déclaration de Dieu : «Tu es mon Fils bien-aimé» (Mc 1, 11) , il est normal que la conscience de sa filiation divine soit pour Jésus au centre de la prière, de la méditation, de tout le cheminement intérieur, et par conséquent à la source de toutes les grandes décisions. La question qui lui est posée ici sous diverses formes revient au fond toujours à ceci : «Vas-tu ou non agir en fils ?» - un fils au sens profond, c'est-à-dire quelqu'un qui est tout tourné vers son Père, et qui ne veut rien s'approprier par ses propres moyens, mais tout recevoir de celui à qui il fait une confiance totale.
Enfin, troisième remarque : si Jésus, en se servant judicieusement du Deutéronome, comprend comment et pourquoi Dieu le met à l'épreuve, il se refuse à mettre Dieu à l'épreuve en retour. Je verrais là volontiers la pointe de tout l'épisode. Entre Dieu et nous il y a une dissymétrie irréductible, que ne viendra pas abolir la parfaite réciprocité de l'amour.
Cela se traduit tout particulièrement dans le domaine du questionnement. Et nous voilà ramenés à ce que nous remarquions, dès la première parole de Jésus, sur l'importance de cette forme de dialogue.
Dans nos relations avec Dieu, à ce niveau qui est le plus profond de la vie, qui est-ce qui pose les questions ? Quelles questions sommes-nous en droit de poser ? Voilà de beaux sujets de méditation.
De tentative aussi. Car si Dieu «tente», c'est-à-dire essaye, dans ses relations avec nous, ne pouvons-nous pas à notre tour, dans nos relations avec lui, «tenter» des choses sans le tenter, lui?